À propos des œuvres de Derroll
Derroll Adams is foolin’ around
Il pleut abondamment et comment pourrait-il en être autrement lorsqu’il s’agit d’écrire un texte sur Derroll… lui dont le timbre de voix est le gris du ciel, lui qui abritait un arc-en-ciel, à l’image de celui peint à même l’escalier par le précédent locataire de sa maison anversoise, un arc-en-ciel qui guidait les pas des enfants du séjour à la chambre à coucher.
L’abandon d’un continent, d’êtres chers, de promesses certaines, le souvenir de la camaraderie d’un duo du tonnerre avec Jack Elliott (comme le qualifie Bob Dylan), une vie de bohème finalement, voilà une dose massive de mélancolie pour l’être sensible, l’artiste à la carapace poreuse. Cette mélancolie est partout visible et audible en Derroll Adams. Il l’incarne, dans un corps fatigué, puis usé, un regard amitieux et vulnérable, dans ses tatouages et surtout dans sa voix. Peut-on imaginer une voix plus chaleureusement mélancolique que celle de Derroll Adams ? Nous n’en connaissons pas ! La voix devient vite indissociable de l’image, elle forge une identité. Mick Jagger a le blues de la luxure et de la richesse, Howlin’ Wolf c’est un roc… la beauté de sa voix est dans sa rudesse, de Muddy Waters, il émane le sourire et la souffrance des champs de coton, la voix d’Hendrix supporte tout juste sa fougue et pourtant, comme pour Derroll, on ne pourrait lui imaginer un autre timbre. Toutes ces cordes vocales sont en phase avec la réalité de leur légende. Et Derroll Adams est une légende, même si dans son cas cela ne s’accompagne pas du succès populaire de masse. À cet égard, il ferait plutôt partie des losers, un terme que nous n’aimons pas, mais il n’y en a pas d’autre finalement pour désigner ceux dont le talent promettait la célébrité. Si ce n’est que l’âme n’est pas toujours en accord avec les charts et c’est le cas de Derroll qui compte désormais par les losers qui ont gagné l’éternité, pas loin de Townes Van Zandt ou de Johnny Thunders (voir les dicos du rock pour celui-là).
Derroll n’a jamais douté de son talent, des personnalités célébrées comme Donovan ou Allan Taylor étaient là pour le rassurer. Mais, sans doute n’a-t-il jamais voulu l’exploiter, où être la proie du manager qui aurait eu pour tâche de vanter le produit Derroll Adams. C’est un choix qui sacrifie la célébrité, mais qui garantit la liberté. Et libre Derroll l’a été toute sa vie, au détriment des attaches que pouvaient représenter ses épouses et ses enfants. Il a manifestement voulu laisser aller son parcours au hasard des événements ; ceux de l’engagement politique aux côtés de Pete Seeger, ou ceux de son duo avec Jack Elliott qui l’ont entraîné en Angleterre. La liberté est restée entière et il la conservera grâce au recul dont il peut profiter lorsque finalement il s’établit en Belgique.
En Belgique, Derroll transforme vite ses admirateurs en véritables amis. Antoine Courtmans en était, un ami inoubliable qui nous a été présenté par l’amour de la musique et le hasard des amis communs. Il aimait évoquer Derroll comme étant celui qui le fascinait le plus dans le rêve de la musique folk américaine. Derroll lui racontait l’histoire de ses ancêtres, de sa propre jeunesse et c’était pour Antoine comme un livre ouvert de Steinbeck qui racontait la force de l’amour sur fond de Grande Dépression. Ceux qui l’ont connu étaient certainement tous comme Antoine : fascinés et trop heureux d’avoir un tel talent parmi ses proches.
En dehors du circuit musical, Derroll a toujours persévéré à vouloir dessiner et peindre. C’est aussi Antoine Courtmans qui nous a donné envie de découvrir cet aspect de sa personnalité créative. Son périple artistique a débuté par une formation académique à l'Art School au Reed College de Portland (Oregon). Les paysages à l’aquarelle et au crayon témoignent de ce précieux bagage classique, enrichi d’une grande virtuosité technique et d’une sensibilité à la lumière. Au cours d’un après-midi passé chez Danny, nous avons découvert la deuxième personnalité artistique de Derroll à travers ses dessins, ses carnets et ses peintures. Au-delà de la facture des œuvres qui procède de sa formation académique, on perçoit rapidement son approche personnelle, intériorisée qui rejoint la mélancolie de sa voix. Sujets, couleurs et atmosphères se différencient.
Alors que les compositions réalistes plutôt académiques s’éclairent de la lumière du jour, les compositions issues de son monde intérieur se déroulent dans une ambiance nocturne. Derroll Adams était fasciné par la vie nocturne, qui incarne l’énergie des concerts mais aussi la chaleur des foyers éclairés, les soirées d’hiver. La représentation de la réalité ne lui suffisait plus et le peintre s’est aventuré à travers les dédales psychologiques et obscurs de l’être humain. Il dépeint l’envers du décor ou la descente dans le mystère de l’être. Ces étranges tableaux sont peuplés de personnages qui semblent être à la fois présents et absents. Ils sont plongés dans la solitude de leur être intérieur ; ils sont l’expression d’une solitude assistée. Pour citer Derroll « all the caracters running around in their own world » ; « strange world, strange people ». Pour employer une métaphore musicale, la peinture de Derroll nous fait ressentir le mystère inextricable de l’harmonie et de la dissonance. Ce côté « mystère » est également très présent dans la passion qu’entretient Derroll pour le tarot, son caractère divinatoire, sa fatalité.
Le monde de la musique exige une application physique et mentale, il faut être soi-même tout en se protégeant. C’est aussi Derroll qui disait que travailler à une composition picturale et construire son concert face au public est très comparable. Déclaration à la hauteur de son intégrité artistique, tant il est évident que l’interprète des chansons est le même que l’auteur de l’œuvre peinte. Le moi en représentation et le moi véritable, ne font qu’un dans sa création musicale et picturale. Pas de Dr Jekyll et Mr Hyde dans son cas, pas de concession !
Il a chanté et a peint le folklore universel, celui qui transcende les modes et les époques. « Just foolin’ around », il a tiré matière à faire du Derroll Adams.
Carine Fol et Jules Buis
(Carine Fol, docteure en histoire de l’art, curatrice, membre de l’AICA)